Par Katia
Ghosn
Jabal al-Zumurreud (2014, Dar al-Tanwir) de l’auteure
égyptienne Mansoura Ez-Eldine, qui a remporté le prix du roman du Salon du
livre de Sharja, paraît dans sa traduction française, Le Mont Émeraude (2017),
chez Actes Sud-Sindbad. L’auteure, diplômée de la faculté de journalisme de
l’Université du Caire, est chroniqueuse littéraire à l’hebdomadaire Akhbar
al-adab. Elle publie deux recueils de nouvelles : Ḍaw’ muhtazz (2001, Lumière
tremblante) et Naḥwa-l junūn (2013, Vers la folie). S’ensuivent deux roman,
Matāhat Maryam (2004, Le Dédale de Maryam), traduit en anglais par les éditions
de l’Université américaine du Caire et Warā’a-l firdaws (2009, Au-delà du
paradis). Ce dernier fut sélectionné sur la liste courte de l’édition 2010 du
prix Booker arabe. Le Mont Émeraude déroule les fils de deux quêtes
initiatiques, celle de Bustān al-baḥr déterminée à restituer la forme
originelle du conte de Zumurruda (émeraude) dont on trouve la trace dans les
Mille et une nuits et qui serait le conte préféré de Schéhérazade, et celle de
Hadīr, une jeune Égyptienne qui vit aujourd’hui au Caire, dont la vie se
transformera en destin à la suite de la perte d’une émeraude durant l’enfance.
À travers le récit en miroir des deux personnages, les temporalités et les
lieux s’imbriquent et l’imaginaire collectif ne laisse pas de se répercuter sur
les représentations individuelles : « Nous ne sommes pas d’aujourd’hui, ni
d’hier ; nous sommes d’un âge immense », comme dirait Jung.
Comment l’histoire de Zumurruda est-elle née ?
L’histoire de Zumurruda, fille de Nursīn et du roi Yāqūt, est
le fruit de mon imagination. Le point de départ est ma fascination pour le mont
Qāf, cette montagne mythique encerclant la terre, évoquée dans une exégèse du
Coran référée au théologien andalou Al-Qurṭubī (1214-1273) et dans le conte de
Hasīb Karīm al-Dīn des Mille et une nuits. Dans mon roman, j’ai voulu mêler
l’élément magique à la réalité contemporaine. J’ai voulu également creuser le
rapport paradoxal de l’original ou l’authentique avec ses multiples copies
ainsi que les rapports de l’oral et de l’écrit.
Pourquoi ce retour aux Mille et une nuits ?
Ma relation aux Nuits a commencé bien avant que je ne
connaisse l’existence de cette œuvre qui fait partie de notre imaginaire
populaire. Plus tard durant mes études universitaires, je l’ai lue et étudiée.
C’est alors que j’ai découvert que beaucoup d’histoires racontées par les
adultes ainsi que nombre de séries télévisées avaient leur source dans les
Nuits. Mais ma recherche approfondie sur les Mille et une nuits a coïncidé avec
l’écriture de ce roman. Le début de ce projet coïncide également avec les
événements qui ont secoué l’Égypte en 2011 et 2012. J’étais déprimée et
affectée par la tournure que prenaient les événements, la mort qui fauchait les
gens par centaines. Un sentiment d’impuissance s’est emparé de moi et je me
suis réfugiée dans l’écriture. Je me suis plongée dans les Mille et une nuits
de façon quasi inconsciente, comme si le récit pouvait, à la manière de
Schéhérazade, nous sauver de la mort. Ce retour a rétabli ma confiance dans le
pouvoir des mots et de la parole après que l’impact inouï de violence m’en eut
fait douter.
Les légendes et les archétypes, de la même façon qu’ils
transforment l’existence individuelle en destin, déterminent-ils votre
écriture ?
Je crois profondément que les légendes et les mythes
collectifs marquent de façon indéniable la psyché humaine. Cette influence ne
constitue pas pour autant une fatalité insurmontable. À travers ses actes et
ses choix, l’homme peut influer sur son propre destin. En plus d’être imprégnés
par les archétypes populaires, mes écrits sont intimement liés à mes rêves et
cauchemars. Le réel est lui-même surréel ; en tenir compte est une source de
créativité.
Comment expliquer la réception des Mille et une nuits par la
littérature contemporaine ?
La puissance de l’imaginaire évoqué par les Nuits, la
richesse inépuisable de ses thématiques ainsi que le fait d’être au confluent
de plusieurs cultures rendent les contes toujours fascinants. C’est une œuvre
ouverte à l’infini : on y revient toujours, avec le même plaisir et la même
curiosité parce qu’aucune interprétation n’en épuise la richesse. On ne se
lasse pas du style narratif des Nuits qui est une véritable merveille orientée
vers l’exubérance et le plaisir, tant du côté des narrateurs que de celui des
lecteurs. Sans sous-estimer les superbes constructions formelles appréciées des
érudits ou la profonde sagesse qui est contenue dans les Nuits, il n’en demeure
pas moins pour moi, que le secret de leur beauté réside surtout dans leur style
narratif inégalé.
Vous dites que c’est un des livres les moins compris…
Les Nuits ne se résument pas à quelques schémas figés ; les
récits exigent des lectures multiples et renouvelées. Prenons, par exemple, la
représentation de la femme qui y est véhiculée. Souvent associée à des traits
négatifs ou maléfiques, elle est aussi le symbole de la sagesse et de
l’intelligence. De même, la relation entre Schéhérazade et Shahrayār n’est pas
réductible à un rapport de pouvoir entre les sexes ; c’est aussi la
manifestation des liens complexes entre l’intellectuel et l’autorité. L’idée
sous-tendue par toutes les Nuits se résume à mon sens à celle-ci : la
libération par la connaissance.
Le roman abandonne-t-il, à la fin, la recherche originelle du
conte ?
La narratrice cherchait moins à retrouver le texte originel
du conte qu’à surtout détecter et explorer les ajouts et les déformations que
conteurs et copistes avaient introduits au fil du temps ; sa quête consiste à
combler les lacunes du récit afin de le ressusciter. En voulant s’acquitter de
cette mission, la narratrice fait revivre la puissance magique des mots,
questionne l’étrange et le merveilleux et se pose en légitime concurrente de
Schéhérazade.
Quelles influences traversent votre écriture ?
Il est difficile de dégager des influences bien déterminées.
Je crois que l’héritage religieux et métaphysique a participé à ma formation
ainsi que la culture populaire en Égypte. J’ai passé mon enfance, dans les
années 80, dans un village de la région du Delta où les histoires des fantômes
et des djinns qui hantent le Nil ne sont pas considérées comme des événements
merveilleux mais comme des éléments de la vie quotidienne. Les histoires les
plus étranges sont ordinaires et ne suscitent pas d’interrogations. La
coexistence de ces deux mondes n’a rien de contradictoire. J’ai aussi une dette
littéraire envers des auteurs comme Borges, Carlos Fuentes, Julio Cortázar,
Italo Calvino, ou à Farid-al dīn al-‘Aṭṭār ou Al-Mutanabbī. Il me plaît
d’ailleurs d’imaginer que l’ombre d’Abū al-‘Alā’ al-Ma‘arrī plane d’une
certaine façon sur le Mont Émeraude.
L'Orient Literaire