Wednesday, May 24, 2017

À la recherche de la nuit perdue




Par Katia Ghosn


Jabal al-Zumurreud (2014, Dar al-Tanwir) de l’auteure égyptienne Mansoura Ez-Eldine, qui a remporté le prix du roman du Salon du livre de Sharja, paraît dans sa traduction française, Le Mont Émeraude (2017), chez Actes Sud-Sindbad. L’auteure, diplômée de la faculté de journalisme de l’Université du Caire, est chroniqueuse littéraire à l’hebdomadaire Akhbar al-adab. Elle publie deux recueils de nouvelles : Ḍaw’ muhtazz (2001, Lumière tremblante) et Naḥwa-l junūn (2013, Vers la folie). S’ensuivent deux roman, Matāhat Maryam (2004, Le Dédale de Maryam), traduit en anglais par les éditions de l’Université américaine du Caire et Warā’a-l firdaws (2009, Au-delà du paradis). Ce dernier fut sélectionné sur la liste courte de l’édition 2010 du prix Booker arabe. Le Mont Émeraude déroule les fils de deux quêtes initiatiques, celle de Bustān al-baḥr déterminée à restituer la forme originelle du conte de Zumurruda (émeraude) dont on trouve la trace dans les Mille et une nuits et qui serait le conte préféré de Schéhérazade, et celle de Hadīr, une jeune Égyptienne qui vit aujourd’hui au Caire, dont la vie se transformera en destin à la suite de la perte d’une émeraude durant l’enfance. À travers le récit en miroir des deux personnages, les temporalités et les lieux s’imbriquent et l’imaginaire collectif ne laisse pas de se répercuter sur les représentations individuelles : « Nous ne sommes pas d’aujourd’hui, ni d’hier ; nous sommes d’un âge immense », comme dirait Jung.

Comment l’histoire de Zumurruda est-elle née ? 

L’histoire de Zumurruda, fille de Nursīn et du roi Yāqūt, est le fruit de mon imagination. Le point de départ est ma fascination pour le mont Qāf, cette montagne mythique encerclant la terre, évoquée dans une exégèse du Coran référée au théologien andalou Al-Qurṭubī (1214-1273) et dans le conte de Hasīb Karīm al-Dīn des Mille et une nuits. Dans mon roman, j’ai voulu mêler l’élément magique à la réalité contemporaine. J’ai voulu également creuser le rapport paradoxal de l’original ou l’authentique avec ses multiples copies ainsi que les rapports de l’oral et de l’écrit. 

Pourquoi ce retour aux Mille et une nuits ? 

Ma relation aux Nuits a commencé bien avant que je ne connaisse l’existence de cette œuvre qui fait partie de notre imaginaire populaire. Plus tard durant mes études universitaires, je l’ai lue et étudiée. C’est alors que j’ai découvert que beaucoup d’histoires racontées par les adultes ainsi que nombre de séries télévisées avaient leur source dans les Nuits. Mais ma recherche approfondie sur les Mille et une nuits a coïncidé avec l’écriture de ce roman. Le début de ce projet coïncide également avec les événements qui ont secoué l’Égypte en 2011 et 2012. J’étais déprimée et affectée par la tournure que prenaient les événements, la mort qui fauchait les gens par centaines. Un sentiment d’impuissance s’est emparé de moi et je me suis réfugiée dans l’écriture. Je me suis plongée dans les Mille et une nuits de façon quasi inconsciente, comme si le récit pouvait, à la manière de Schéhérazade, nous sauver de la mort. Ce retour a rétabli ma confiance dans le pouvoir des mots et de la parole après que l’impact inouï de violence m’en eut fait douter.
Les légendes et les archétypes, de la même façon qu’ils transforment l’existence individuelle en destin, déterminent-ils votre écriture ?

Je crois profondément que les légendes et les mythes collectifs marquent de façon indéniable la psyché humaine. Cette influence ne constitue pas pour autant une fatalité insurmontable. À travers ses actes et ses choix, l’homme peut influer sur son propre destin. En plus d’être imprégnés par les archétypes populaires, mes écrits sont intimement liés à mes rêves et cauchemars. Le réel est lui-même surréel ; en tenir compte est une source de créativité.

Comment expliquer la réception des Mille et une nuits par la littérature contemporaine ?

La puissance de l’imaginaire évoqué par les Nuits, la richesse inépuisable de ses thématiques ainsi que le fait d’être au confluent de plusieurs cultures rendent les contes toujours fascinants. C’est une œuvre ouverte à l’infini : on y revient toujours, avec le même plaisir et la même curiosité parce qu’aucune interprétation n’en épuise la richesse. On ne se lasse pas du style narratif des Nuits qui est une véritable merveille orientée vers l’exubérance et le plaisir, tant du côté des narrateurs que de celui des lecteurs. Sans sous-estimer les superbes constructions formelles appréciées des érudits ou la profonde sagesse qui est contenue dans les Nuits, il n’en demeure pas moins pour moi, que le secret de leur beauté réside surtout dans leur style narratif inégalé. 



Vous dites que c’est un des livres les moins compris…

Les Nuits ne se résument pas à quelques schémas figés ; les récits exigent des lectures multiples et renouvelées. Prenons, par exemple, la représentation de la femme qui y est véhiculée. Souvent associée à des traits négatifs ou maléfiques, elle est aussi le symbole de la sagesse et de l’intelligence. De même, la relation entre Schéhérazade et Shahrayār n’est pas réductible à un rapport de pouvoir entre les sexes ; c’est aussi la manifestation des liens complexes entre l’intellectuel et l’autorité. L’idée sous-tendue par toutes les Nuits se résume à mon sens à celle-ci : la libération par la connaissance. 

Le roman abandonne-t-il, à la fin, la recherche originelle du conte ?

La narratrice cherchait moins à retrouver le texte originel du conte qu’à surtout détecter et explorer les ajouts et les déformations que conteurs et copistes avaient introduits au fil du temps ; sa quête consiste à combler les lacunes du récit afin de le ressusciter. En voulant s’acquitter de cette mission, la narratrice fait revivre la puissance magique des mots, questionne l’étrange et le merveilleux et se pose en légitime concurrente de Schéhérazade.

Quelles influences traversent votre écriture ? 


Il est difficile de dégager des influences bien déterminées. Je crois que l’héritage religieux et métaphysique a participé à ma formation ainsi que la culture populaire en Égypte. J’ai passé mon enfance, dans les années 80, dans un village de la région du Delta où les histoires des fantômes et des djinns qui hantent le Nil ne sont pas considérées comme des événements merveilleux mais comme des éléments de la vie quotidienne. Les histoires les plus étranges sont ordinaires et ne suscitent pas d’interrogations. La coexistence de ces deux mondes n’a rien de contradictoire. J’ai aussi une dette littéraire envers des auteurs comme Borges, Carlos Fuentes, Julio Cortázar, Italo Calvino, ou à Farid-al dīn al-‘Aṭṭār ou Al-Mutanabbī. Il me plaît d’ailleurs d’imaginer que l’ombre d’Abū al-‘Alā’ al-Ma‘arrī plane d’une certaine façon sur le Mont Émeraude.

L'Orient Literaire

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