Sunday, October 1, 2017

Explorer l’écriture même


Dans sa 6e oeuvre, Mansoura Ez-Eldin renonce à la nouvelle et au roman proprement dits pour expérimenter l’écriture même et plonger dans les jeux de la narration et de la fiction à l’infini. 


Dina Kabil

27-09-2017




Dans son nouveau roman Akhiélet Al-Zéll (les silhouettes de l’ombre), Mansoura Ez-Eldin se comporte tel un réalisateur de cinéma qui invite le public dès la première séquence à l’assister dans sa gestion de la caméra, et lui dévoile les détails et les cou­lisses de son travail. L’écrivaine accompagne son lecteur dès la première ligne de son roman vers son univers fictif. Elle lui montre solennellement comment fonctionne son imagination, lui dévoile les composantes de son roman, le lieu, le temps et les person­nages. « Imaginez avec moi un siège en bois à la cour frontale d’une maison sur la rive de la Vltava, non loin du pont Charles », écrit-elle à l’ouverture de son livre. « Sur le banc s’assoit une femme potelée. Ses cheveux dan­saient au vent frais du printemps. Sa tenue noire est sobre. La femme est absorbée dans son regard fixé sur un espace minime par terre, entre ses pieds un peu écartés ». Puis l’écrivaine convoque son lecteur au moment du choix des prénoms de ses personnages : « Qu’en est-il si on choisit pour la Cairote, celle qui est assise dans la cour frontale du musée Kafka, le prénom de Camélia ! Et à l’homme venant de Seattle, à ses côtés écou­tant ses propos, le prénom Adam ! ».

Or, le titre qu’elle donne à son oeuvre, Les silhouettes de l’ombre, y est pour quelque chose.Ce sont les jeux interminables de l’ombre qui éveillent l’imagination et entraî­nent l’écrivaine narratrice omniprésente (c’est-à-dire qui sait le passé, l’avenir et contrôle les devenirs des personnages) à créer des personnages dans des contextes inventés pour changer souvent leur futur et rappeler au lecteur que rien n’est définitif, que tout est en voie de se former, de se créer, de paraître, de s’allonger, de rétrécir et de disparaître telles des silhouettes. Dans l’engrenage de ce jeu narratif, Mansoura Ez-Eldin recourt à l’écriture comme source, comme voie salutaire qui assure la présence des personnages et de l’auteure même. « Je ressens souvent que je ne suis pas une femme en chair et en os, mais juste une pensée venue à l’esprit d’une écrivaine, et elle est allée la remémorer sans le moindre désir de l’approfondir, de l’étendre, ou même de l’écrire. Juste des retouches feintes sur une toile incomplète. J’écris à la recherche de ma complétude et en espérant transformer l’idée passagère, qui n’est autre que moi-même, en une entité concrète et une présence réelle ». 

L’origine du jeu remonte à la visite de Ez-Eldin de la ville de Prague, « c’est une ville qui m’a profondément marquée, une ville fantoma­tique, facile à harceler tout écrivain », s’ex­prime-t-elle dans une rencontre à la télévision. C’est que depuis les débuts de Mansoura Ez-Eldin, elle était toujours préoccupée de mêler le mythe au fantastique (Matahet Mariam ou le labyrinthe de Mariam, et Waraä Al-Ferdouss ou au-delà du paradis), puis dans Gabal Al-Zomorrod ou le mont d’émeraude, elle est allée jusqu’à inventer son propre mythe, elle reproduit Les Mille et Une nuits à sa manière et prétend raconter à son audience la fable manquante du fameux livre des Mille et Une Nuits. Persuadée de la démocratie de la narration et du droit de ses personnages à for­ger leur propre devenir, Mansoura Ez-Eldin continue dans son tout dernier roman ses élans expérimentaux. Elle nous fait suivre la saga de Camélia, grandie dans une famille bourgeoise en faillite, mais dont la mère continue à vivre dans les apparences, remonte aux années d’enfance, aux rêves et aux cauchemars d’au­trefois, et surtout à ses premières aventures de jeune fille. Elle plonge également dans la vie d’Adam qui dévoile ses émotions les plus intimes à Camélia dès leur première ren­contre, nous introduit sa femme Rose qui vit dans l’asile d’un jardin de roses qu’elle soigne méticuleusement, et ne cesse de harceler Camélia par ses questions sur « là d’où vous venez » comme à des paraterrestres. Ses sagas qui ne sont que l’invention d’un autre person­nage russe, qui est Olga, peuvent modifier par un simple jeu de montage que l’écrivaine excelle en rappelant la venue d’un personnage marginalisé dès le début ou en changeant le plan préétabli pour capter le moment de la créativité et inviter le lecteur à prendre part à son jeu. L’écriture, lumière et ombre à l’infini, serait-elle la seule réalité dans un monde absurde?


Akhiélet Al-Zéll (les silhouettes de l’ombre), de Mansoura Ez-Eldin, aux éditions Dar Al-Tanouir, Le Caire et Beyrouth, 2017.

Al-Ahram Hebdo

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