Dans sa 6e oeuvre, Mansoura Ez-Eldin renonce à la nouvelle et au roman proprement dits pour expérimenter l’écriture même et plonger dans les jeux de la narration et de la fiction à l’infini.
Dina Kabil
27-09-2017
Dans son nouveau roman Akhiélet Al-Zéll (les silhouettes de
l’ombre), Mansoura Ez-Eldin se comporte tel un réalisateur de cinéma qui invite
le public dès la première séquence à l’assister dans sa gestion de la caméra,
et lui dévoile les détails et les coulisses de son travail. L’écrivaine
accompagne son lecteur dès la première ligne de son roman vers son univers
fictif. Elle lui montre solennellement comment fonctionne son imagination, lui
dévoile les composantes de son roman, le lieu, le temps et les personnages. «
Imaginez avec moi un siège en bois à la cour frontale d’une maison sur la rive
de la Vltava, non loin du pont Charles », écrit-elle à l’ouverture de son
livre. « Sur le banc s’assoit une femme potelée. Ses cheveux dansaient au vent
frais du printemps. Sa tenue noire est sobre. La femme est absorbée dans son
regard fixé sur un espace minime par terre, entre ses pieds un peu écartés ».
Puis l’écrivaine convoque son lecteur au moment du choix des prénoms de ses
personnages : « Qu’en est-il si on choisit pour la Cairote, celle qui est
assise dans la cour frontale du musée Kafka, le prénom de Camélia ! Et à
l’homme venant de Seattle, à ses côtés écoutant ses propos, le prénom Adam !
».
Or, le titre qu’elle donne à son oeuvre, Les silhouettes de l’ombre, y est pour quelque chose.Ce sont les jeux interminables de l’ombre qui éveillent l’imagination et entraînent l’écrivaine narratrice omniprésente (c’est-à-dire qui sait le passé, l’avenir et contrôle les devenirs des personnages) à créer des personnages dans des contextes inventés pour changer souvent leur futur et rappeler au lecteur que rien n’est définitif, que tout est en voie de se former, de se créer, de paraître, de s’allonger, de rétrécir et de disparaître telles des silhouettes. Dans l’engrenage de ce jeu narratif, Mansoura Ez-Eldin recourt à l’écriture comme source, comme voie salutaire qui assure la présence des personnages et de l’auteure même. « Je ressens souvent que je ne suis pas une femme en chair et en os, mais juste une pensée venue à l’esprit d’une écrivaine, et elle est allée la remémorer sans le moindre désir de l’approfondir, de l’étendre, ou même de l’écrire. Juste des retouches feintes sur une toile incomplète. J’écris à la recherche de ma complétude et en espérant transformer l’idée passagère, qui n’est autre que moi-même, en une entité concrète et une présence réelle ».
L’origine du jeu remonte à la visite de
Ez-Eldin de la ville de Prague, « c’est une ville qui m’a profondément marquée,
une ville fantomatique, facile à harceler tout écrivain », s’exprime-t-elle
dans une rencontre à la télévision. C’est que depuis les débuts de Mansoura
Ez-Eldin, elle était toujours préoccupée de mêler le mythe au fantastique
(Matahet Mariam ou le labyrinthe de Mariam, et Waraä Al-Ferdouss ou au-delà du
paradis), puis dans Gabal Al-Zomorrod ou le mont d’émeraude, elle est allée
jusqu’à inventer son propre mythe, elle reproduit Les Mille et Une nuits à sa
manière et prétend raconter à son audience la fable manquante du fameux livre
des Mille et Une Nuits. Persuadée de la démocratie de la narration et du droit
de ses personnages à forger leur propre devenir, Mansoura Ez-Eldin continue
dans son tout dernier roman ses élans expérimentaux. Elle nous fait suivre la
saga de Camélia, grandie dans une famille bourgeoise en faillite, mais dont la
mère continue à vivre dans les apparences, remonte aux années d’enfance, aux
rêves et aux cauchemars d’autrefois, et surtout à ses premières aventures de
jeune fille. Elle plonge également dans la vie d’Adam qui dévoile ses émotions
les plus intimes à Camélia dès leur première rencontre, nous introduit sa
femme Rose qui vit dans l’asile d’un jardin de roses qu’elle soigne
méticuleusement, et ne cesse de harceler Camélia par ses questions sur « là
d’où vous venez » comme à des paraterrestres. Ses sagas qui ne sont que
l’invention d’un autre personnage russe, qui est Olga, peuvent modifier par un
simple jeu de montage que l’écrivaine excelle en rappelant la venue d’un
personnage marginalisé dès le début ou en changeant le plan préétabli pour
capter le moment de la créativité et inviter le lecteur à prendre part à son
jeu. L’écriture, lumière et ombre à l’infini, serait-elle la seule réalité dans
un monde absurde?
Akhiélet Al-Zéll (les silhouettes de l’ombre), de
Mansoura Ez-Eldin, aux éditions Dar Al-Tanouir, Le Caire et Beyrouth,
2017.
Al-Ahram Hebdo
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