Mansoura EZ-Eldin
Traduction de Stéphanie Dujols
Sous un
manguier gigantesque, un homme creusant la terre noire. A ses côtés reposait le
corps d’une jeune fille ; ses cheveux maculés de sang coagulé étaient plaqués
contre son long cou, ses vêtements déchirés à plusieurs endroits. L’homme
essuyait la sueur qui ruisselait sur son visage comme de minces fils brûlants
puis reprenait sa tâche, l’air absorbé. Quand il avait fini, il descendait dans
la fosse et se mettait à piétiner la terre molle pour l’aplanir. Puis il tirait
vers lui le corps et le déshabillait avec tendresse ; on voyait la peau blanche
et bleuâtre. Il la serrait contre lui, lui caressait les cheveux et le dos. Ses
mains se mouvaient calmement sur son corps cependant qu’il resserrait son
étreinte. Il étendait la jeune fille dans la fosse avec soin et la recouvrait
de terre. L’ayant entièrement ensevelie, il aplanissait le sol et y posait une
grande pierre de granit et çà et là, quelques herbes sèches. Je ne sais pas
comment ils surgissent devant moi ! Ni vers où l’homme s’éloigne à pas lents … Je
me contente d’aspirer une longue bouffée de ma Gitane avant de la jeter sur le
plancher et de l’écraser avec ma chaussure, les yeux rivés sur un horizon sans
promesse.
— « Tu devrais voir un psy », a fait
la grosse collègue en mordant avec délices dans son hamburger. Pour elle,
l’affaire s’arrêtait là. Mais moi, je me coupais de la vie chaque fois que la
scène réapparaissait devant moi ; je m’y abandonnais tout entier, pour
m’assurer des traits de la jeune fille par exemple, ou voir le visage de l’homme
qui semblait vouloir me tourner le dos à jamais. Mais la scène se répétait,
identique, et j’en sortais sans avoir rien pu saisir de précis. J’ai parfois
l’impression qu’elle veut me faire une confidence, mais tout de suite elle se
rétracte, alors qu’elle avait subitement levé les yeux vers moi. J’ai
l’habitude, depuis deux semaines qu’elle travaille avec nous. Quelques minutes
avant qu’elle n’entre, je peux presque la sentir trotter dans les couloirs
sinueux et enchevêtrés qui mènent à notre salle de travail. Elle ouvre
brusquement la porte comme si elle voulait échapper à un satyre. « Bonjour ! »,
lance-t-elle d’un ton théâtral en allongeant les lettres pour attirer
l’attention, en vain, des employés retranchés derrière leur bureau sous des
montagnes de dossiers poussiéreux. Elle poursuit son chemin entre les deux
rangées de bureaux qui se font face et va s’asseoir à sa place au fond de la
salle. Aussitôt les dossiers se pressent devant elle comme de leur propre chef.
Cherchant à reprendre son souffle, elle se met à feuilleter les pages jaunies.
Elle se tourne vers ces gens repliés derrière leur bureau puis s’absorbe dans
son propre repli en faisant bien attention à ne jamais porter le regard sur
moi. Je sais très bien qu’elle ne remarque pas que je la suis des yeux, et
quand bien même, elle ne pourrait pas deviner ce qu’il y a là-dessous. Quelque
chose fait qu’elle m’attire et m’effraie en même temps, quelque chose m’emplit
d’un désir ardent de l’enlacer ou de la gifler violemment et de lui frapper la
tête contre le mur jusqu’à faire gicler son sang. Chaque matin elle répète les
mêmes gestes et si elle ne changeait pas de vêtements ou de coiffure, je
pourrais croire qu’on est toujours le même jour, à l’infini. Elle se déplace
entre les bureaux avec une assurance qui me hérisse, se met à chanter avec sa
voix stridente et après le travail elle ramasse ses affaires en hâte et file
comme si elle avait des choses importantes à faire. Je ne lui avais encore
jamais parlé de ces faits étranges que je vois se produire autour de moi ni de
cette jeune fille et de cet homme que je sens avec moi en permanence, et quand
je l’ai fait, elle m’a répondu d’un air indifférent : « Tu devrais voir un psy
». Je ne sais pour quelle raison je suis persuadé que cette femme a quelque chose
à voir avec ça, même si elle n’en a pas conscience. La première fois que la
scène de la jeune fille et de l’homme creusant sa tombe a surgi devant moi, je
me suis frotté vigoureusement les yeux et j’ai approché ma main vers eux en
tâtant le vide, mais la scène n’a pas disparu. Je sortais du sommeil ; je
n’étais pas encore bien réveillé, je me suis dit que ce devait être de simples
hallucinations. Mais cela ne s’est pas arrêté là. La scène me poursuivait,
surgissant spontanément et sans relâche, et puis je me suis mis à entendre
d’étranges bruits de pas dans l’appartement où je vis seul, des pas dont l’écho
s’intensifiait avant de s’éteindre brusquement. J’en suis venu à douter de mon
existence. Parfois je me croyais invisible et les choses qui m’entouraient me
semblaient irréelles, alors je cherchais à les toucher pour vérifier qu’elles
étaient là. J’ai effleuré tout ce qui s’est présenté à moi, sauf cet homme et
cette jeune fille. La première fois qu’ils m’avaient rendu visite, j’étais allé
au travail et j’avais trouvé là une nouvelle collègue qui m’avait fait penser à
eux. Quelque chose en elle rappelait la jeune fille gisant près de la fosse.
Quand j’avais dix ans, mon père m’a entraîné dans le jardin ; il s’est arrêté
devant un arbre au tronc noir et élancé, avec des feuilles dressées, et a dit
que c’était un poirier. Il a dit ça comme s’il livrait un grave secret et a
éclaté d’un rire démoniaque. J’ai été pris de peur. Le prétendu poirier n’a
jamais prouvé qu’il en était un, fût-ce par un seul fruit. Il se contentait de
fleurir goulûment, se couvrant tout entier de délicates fleurs blanches qu’il
rejetait bientôt d’un seul coup, la nuit. Au matin, j’avais la surprise de
trouver un arbre nu et, par terre, des centaines de fleurs mortes. Je l’épiais
en secret. Je le voyais observer l’arbre avec un intérêt qui me semblait
mystérieux et lourd de significations tirées des films d’horreur qu’il me
forçait à regarder sans dire un mot. Avec le temps, j’en ai fait un monstre de
légendes, un être impitoyable. Je ne l’ai connu que ce jour lointain où
j’aurais dû d’abord passer ma main sur son visage pour fermer ses paupières, et
où, ignorant les usages consacrés, j’ai posé mon oreille contre sa poitrine. Il
n’y avait aucune trace de battements de cœur. J’ai étreint le corps gisant à
mes côtés en y enfouissant mon visage. La mort est entrée en moi, implacable.
La pièce était plongée dans une obscurité profonde. Il m’a semblé que l’homme
étendu là était pris de convulsions ; je me suis éloigné d’un bond. Je suis
allé vérifier que la porte était fermée, puis suis revenu sur mes pas.
M’asseyant au bord du lit, j’ai observé les traits de cet homme, son nez énorme
et ses grands yeux. C’était peut-être la première fois que je remarquais la
fossette entaillant son robuste menton. Je savais que c’était ma seule et
ultime chance de le posséder, de l’examiner, là, gisant, dépouillé de son
autorité, mais je n’en ai rien fait ; j’ai sombré longuement dans
l’inconscience. Un petit oiseau brun est entré par la fenêtre entrouverte, s’est
posé sur le plancher, a sautillé trois fois puis s’est envolé vers le plafond.
S’installant sur le fil de l’ampoule suspendue là, il s’est mis à nous observer
d’en haut. J’ai fourré mon visage dans la poitrine opulente de la grosse
collègue pour fuir les yeux de l’oiseau, auquel elle n’avait pas prêté
attention. Elle essayait de m’aider, alors que je n’avais plus aucun désir.
J’ai abandonné et me suis écarté d’elle. Je me suis allongé sur le dos pour
observer l’oiseau posé sur le fil de l’ampoule. Elle a fait comme moi, mais a
tendu la main pour tâter le lit entre nous deux. Evitant de me regarder dans
les yeux elle s’est dirigée vers ses vêtements jetés négligemment sur le
fauteuil. Elle les a enfilés avec nonchalance, a allumé une cigarette et s’est mise
devant la fenêtre pour fumer les yeux fermés. J’ai fait mine de continuer à
observer l’oiseau tout en la regardant à la dérobée. Quand elle a fini sa
cigarette, elle a pris sa valise et a quité la pièce sans me dire au revoir.
J’ai entendu la porte de dehors claquer violemment. Après ça, je ne l’ai plus
revue. Je l’ai cherchée partout, en vain ; au travail on m’a regardé
bizarrement quand j’ai demandé de ses nouvelles. Je me suis rendu compte que je
n’avais pas son adresse ni son numéro de téléphone ; je n’y avais pas fait
attention jusque-là, tellement j’avais l’habitude de la voir tous les jours. A
présent, les choses s’éloignent de moi. C’est comme un souvenir pesant qui fuit
sans que je puisse le rattraper. Je ne quitte presque plus mon appartement, je
ne parle à personne, je ne fais que contempler d’un œil fixe les ombres ternes
qui dansent sur les murs et tendre l’oreille pour saisir les bruits mystérieux
et les pas lents qui évoluent autour de moi. Mon père n’est plus qu’un spectre
lointain dont le souvenir n’éveille en moi aucune haine, quant à la collègue
qui m’a filé entre les doigts, il ne reste d’elle qu’une chaîne en or qu’elle a
laissée au moment de me quitter. L’homme creuse toujours la terre avec la jeune
fille immobile couchée à ses côtés. Avant qu’ils ne disparaissent complètement,
j’ai aperçu une bague en argent que j’avais trouvée dans les affaires de mon
père .
Ce texte est extrait de la revue
La Pensée de Midi, n°12, consacré à
la littérature égyptienne.
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